Krishnamurti tel que je l’ai connu



Professeur P. Krishna


Recteur du Centre éducatif de Rajghat, fondation Krishnamurti de l’Inde, Varanasi 221001 Inde

L’article qui suit a été publié pour la première fois en mai 1997 dans la revue The Theosophist.
Ecrit par le professeur P. Krishna, recteur du centre éducatif de Rajghat à Varanasi,
il est fondé sur une conférence donnée en novembre 1996 à Adyar Lodge, Madras, Inde.


Je me rends compte que j’ai entrepris une tâche difficile. Lorsque nous décrivons un personnage, nous nous référons en général à ses origines, sa famille, ses talents, l’éducation qu’il a reçue, et le reste. Mais rien de tout cela ne convient lorsqu’il s’agit d’évoquer Krishnamurti qui était un Jivamukta, une âme libérée.

Le dialogue de Krishna et Arjuna dans la Baghavad Gita va nous y aider. Arjuna demande à Krishna de lui parler de l’homme libéré. Il lui demande comment vit un tel personnage, comment il agit, comment il mange et comment il dort. La réponse de Krishna, en résumé, est la suivante : extérieurement il se comporte comme tout un chacun, il mange, dort et vit comme tout le monde. Et pourtant il est totalement différent parce qu’il n’accomplit pas ces choses pour les mêmes raisons que l’homme ordinaire. Sa conscience est d’une autre dimension. Et c’est là ce qui est important, non ce qu’il a réalisé, pas plus que son éducation, ni son érudition, ni toutes les conférences qu’il a pu donner, etc. L’absence de toutes ces choses n’enlèverait rien à son importance. Comment peut-on faire comprendre cela ? On le sent en sa présence, mais il n’est pas possible de l’exprimer par des mots. Ce que les mots peuvent exprimer, ce ne sont que les actes extérieurs, les paroles entendues, les pensées qu’elles ont suscitées, etc. Il est impossible de traduire l’état de conscience qui a donné naissance à ces paroles ; c’est quelque chose qui se lit entre les lignes.

En fait, je n’ai pas bien connu Krishnaji1. Je n’ai jamais travaillé en étroite collaboration avec lui, ni vécu ou voyagé avec lui. Je n’ai été qu’un étudiant diligent et fervent de son enseignement, saisissant toutes les occasions de converser avec lui, d’écouter ses causeries et de lui poser les questions qui me venaient à l’esprit.

Mon premier contact avec son enseignement se produisit en 1955, j’étais alors âgé de dix-sept ans. Au cours de vacances d’été, en fouillant l’un des placards de mon père, j’ai découvert un petit livre intitulé Talks to Students (Propos destinés aux élèves). Je n’avais jamais entendu parler de Krishnamurti et je ne connaissais rien de lui. Le titre m’incita à le lire. Ce livre abordait toutes les questions qui occupaient mon esprit d’adolescent, et dont mes enseignants ne parlaient jamais. L’auteur invitait les élèves à se demander si respect n’est pas en fait synonyme de peur : « Pourquoi vous levez-vous lorsque l’enseignant entre dans la classe ? ». Il demandait aux filles : « Pourquoi mettez-vous le tika (pastille rouge) sur votre front ? » non dans un esprit de critique ou de reproche, mais avec sérieux. « Savez-vous pourquoi vous faites tout cela ? Quel sens cela a-t-il pour vous ? Vous êtes-vous jamais mis en question à propos de toutes ces choses ? Pourquoi avez-vous peur des examens ? ».

Parler de tout cela ne fait pas partie de l’éducation courante. Alors, je me suis senti complètement fasciné et je me suis mis à lire d’autres livres de lui. Puis je me suis adressé à mon père, je lui ai posé des questions sur Krishnamurti, et il m’a raconté comment il avait grandi au sein de la Société théosophique, comment il avait été « découvert », etc. J’ai été littéralement captivé par Première et dernière liberté. Ce livre fit naître dans mon esprit l’image d’une sorte de saint bouddhiste calme et imperturbable. Si bien que lorsque je l’ai rencontré, j’ai été déconcerté et quelque peu choqué parce qu’il ne correspondait en aucune façon à cette image.

Au cours de l’hiver 1958 je résidais à Delhi chez monsieur Shiva Rao, un ami de la famille. Je préparais un master de physique à l’université de Delhi et j’aspirais vivement à rencontrer l’auteur des livres que j’avais lus. C’est pourquoi monsieur Shiva Rao m’invita à déjeuner avec lui. Avant le déjeuner, lorsque je lui fus présenté, Krishnamurti me demanda : « Que faites-vous en ce moment ? », et je lui répondis : « J’étudie la physique à l’université ». Il me demanda alors : « Pourquoi étudiez-vous la physique ? ». J’ai trouvé cette question un peu bizarre parce qu’il est normal d’aller à l’université, et je lui répondis : « Eh bien, pour avoir une profession, gagner ma vie et m’installer ». Il appela alors Shiva Rao : « Voyez ce jeune homme, il a dix-neuf ans, et il se préoccupe déjà de s’installer, de se marier et de gagner sa vie ! ». Je me suis senti tout petit, j’ai eu l’impression qu’il me prenait en défaut. C’est pourquoi j’ai dit : « Qu’y a-t-il de mal à cela, Monsieur ? ». Et il répondit : « Faites tout ce que vous voulez : mendiez, empruntez ou volez, mais ne vous souciez pas de l’avenir, de la manière dont vous allez gagnez votre vie ». J’étais consterné ! J’ai demandé : « Voler ? », et il a répondu : « Non, Monsieur. Il ne s’agit pas de voler. Ce que je veux dire, c’est : faites n’importe quoi, mais faites-le avec passion, parce que vous avez envie de le faire, et non parce que vous voulez gagner votre vie ». Il ajouta : « C’est ça qui ne va pas dans notre système d’éducation. Son seul but est de nous permettre de gagner notre vie en ayant du travail. Nous avons fait de l’éducation une chose affreusement mesquine ! ». C’était tout à fait sa manière, ne pas essayer de plaire ni de faire une bonne impression. Il était spontané, sans affectation, et empli de passion.

Les déjeuners en sa compagnie se prolongeaient toujours à cause des nombreuses échanges. Un jour, je lui demandai : « Monsieur, j’ai lu que lorsque vous faisiez partie de la Société théosophique, les gens s’assemblaient dans une pièce fermée et tenaient des séances de communication avec les esprits des défunts, et qu’il s’agissait là de phénomènes occultes. Tout cela n’était-il qu’hallucination ? ». Il répondit : « Non, ces choses existent, mais c’est une autre forme de pouvoir. Cela n’a rien à voir avec la bonté. Par conséquent, cela ne m’intéresse pas. » Et il ajouta : « Bien sûr, l’esprit a d’infinies capacités d’hallucination. » Plus tard, je me suis demandé « Que veut-il dire ? », et je me suis rendu compte qu’il essayait de me faire comprendre que les phénomènes occultes, la télépathie, la perception extra-sensorielle et d’autres pouvoirs existent véritablement mais que si l’on n’est pas attiré par le pouvoir — l’argent, le muscle, ou le statut social — on n’a aucune raison de vouloir cultiver les pouvoirs occultes.

Il a dit qu’il n’avait conservé aucun souvenir de sa petite enfance, que les expériences qu’il avait eues à partir de 1922 en avaient complètement oblitéré le souvenir dans son cerveau. Il a dit qu’il ne se souvenait pas d’Adyar, bien qu’il y ait vécu. Il a dit : « Je ne peux pas me rappeler le visage de mon frère Nitya. Je peux à peine me rappeler le visage d’Amma (Annie Besant) ». Puis il a ajouté, mystérieusement pour moi : « Evidemment je peux me le rappeler, Monsieur, si je le veux. » Cela me laisse toujours aussi perplexe.

Je lui posais de nombreuses questions à la fin de ses causeries. Un jour, après l’une des sessions de questions/réponses, je vins le saluer (il me prenait toujours les mains très affectueusement) et il me dit :  « Trop de questions, mon garçon, trop de questions. » L’amour, l’affection qu’on sentait en sa présence sont difficiles à exprimer.

A partir de 1959, après avoir obtenu mon master, j’étais à l’université hindoue de Bénarès en tant qu’étudiant chercheur en physique. Il vint dans cette ville et donna des causeries à Rajghat. Je faisais en bicyclette les douze ou quinze kilomètres qui m’en séparaient pour assister à ses conférences chaque fois que je le pouvais. Dans l’une d’elles, il dit : « Un esprit discipliné est un esprit paresseux. » Pour moi, une personne disciplinée était quelqu’un d’actif, d’assidu, d’attentif à l'accomplissement de son travail. Je lui demandai ce qu’il voulait dire, et il répondit : « S’il n’est pas paresseux, pourquoi a-t-il besoin de se discipliner ? Quand vous devez vous lever à six heures du matin, si vous n’êtes pas paresseux vous vous levez ! Nul besoin de discipline pour cela. Mais si vous êtes paresseux, vous avez besoin de beaucoup de discipline. Par conséquent, l’homme qui essaie de se discipliner est un paresseux. »

Par ces quelques mots, il avait expliqué la dualité des contraires. Quand une personne essaie de cultiver le courage, cela veut dire qu’elle a peur. Essayer d’être non violent implique que l’on soit violent. Chaque fois que nous tentons d’atteindre quelque chose, son contraire est là. Mieux vaudrait s’attacher à mettre fin à la paresse que de rechercher son contraire. La paresse a une cause : peut-être que la façon dont la personne mange, dort ou prend de l’exercice ne convient pas, ou qu’elle souffre dans son corps et qu’elle n’a pas l’énergie nécessaire. Si, au lieu d’y remédier, elle a recours à la discipline, elle ne fait que perpétuer la paresse et la bataille continue.

Lorsque Krishnaji s’adressait à de jeunes élèves, il se mettait à leur niveau. S’il s’agissait de David Bohm, il parlait aussi à son niveau. Dans tous les cas, il était également plein d’enthousiasme, quelle que fût la personne à laquelle il s’adressait. Il ne jugeait pas les gens en termes de situation sociale ou de carrière, comme nous le faisons. Je l’ai toujours trouvé vif d’esprit, sensible, attentif, en éveil. Aucun soupçon de paresse en lui. Il témoignait à chacun une affection débordante, mais cela ne signifiait pas qu’il transigerait sur la vérité ni ne l’éviterait si elle était amère.

Dans les années soixante, après l’une de ses causeries, alors que j’étais allé le rejoindre et me trouvais près de lui, l’un de ses auditeurs arriva, empli d’admiration, et lui déclara : « Très jolie causerie, Monsieur, très jolie causerie ; quelle admirable causerie ! ». Quand il fut parti, Krishnaji me regarda : « C’est une insulte ! », me dit-il. Selon moi, cela signifiait qu’il faisait de son mieux pour exposer les vérités de la vie et que, au lieu de l’accompagner dans cette exploration, cet homme s’était contenté de dire : « Quelle jolie causerie ! ». Il considérait comme une insulte ce qui passerait normalement pour un grand compliment.

Je voulais le prendre en photo, et toute une journée j’ai transporté un appareil. Mais à cette époque il ne permettait pas qu’on le photographie. Il ne permettait pas non plus qu’on prenne des notes de ses conférences. Il ne voulait pas qu’on les réduise à une forme de savoir. Il désirait qu’elles fussent une expérience : celle de percevoir ensemble ce dont il parlait. C’est pourquoi il répétait avec insistance qu’il n’était pas en train de faire une conférence : « Ce qui est dit n’est pas quelque chose que j’essaie de vous transmettre — une information qui vous manquerait. Nous sommes en train de considérer la vie, ensemble, comme deux amis. » Même s’il s’adressait à l’ensemble de l’auditoire, il insistait sur le fait qu’il s’agissait essentiellement d’un échange intime entre deux amis et qu’il se servait de ses propos comme d’un miroir placé devant nous pour nous permettre de voir notre propre vie et de vérifier la véracité de ce qu’il disait, plutôt que de l’accepter aveuglément.

Naturellement, il n’attachait aucune valeur à l’approbation ou à la désapprobation, parce que l’une comme l’autre sont dépourvues de sens. Il disait : « Je peux être d’accord avec vous, ou nous pouvons tous deux tomber d’accord sur quelque chose, ou bien être en désaccord, sans voir pour autant ce qu’est la vérité. Voir la vérité, c’est cela qui a de la valeur — non le fait d’être ou de ne pas être d’accord, ni de prendre parti pour ou contre. »

En 1977, à Brockwood1, lors d’une discussion avec le professeur David Bohm, Asit Chandmal et quelques autres, je me souviens d’avoir commencé en lui posant une question dont nous avions déjà débattu ensemble : « Monsieur, vous dites que nous sommes incapables de voir “ce qui est” de façon claire et sans déformation car notre esprit est conditionné, coloré par notre ego. Mais comme nous ne pouvons percevoir la vérité, “ce qui est”, l’ego perdure à cause de cette coloration elle-même. Quand ce cercle vicieux prendra-t-il fin ? ». Il se mit à explorer le sujet et nous en discutâmes.

Chaque fois que nous lui posions une question il l’explorait de manière nouvelle sans introduire des définitions ou des conclusions issues de recherches précédentes. La recherche était d’une grande qualité, sans recours au passé, car il est important de percevoir la vérité par un acte de cognition plutôt que d’en avoir le souvenir. Il creusa donc ma question de la sorte : « Je ne suis pas certain que l’ego doive être complètement absent pour que l’insight2 se produise, ou que l’insight doive être si puissant qu’il efface complètement l’ego. Il ne s’agit pas d’un processus où l’on se débarrasserait d’abord de toute coloration pour avoir ensuite l’insight. Ce n’est pas non plus que l’insight doive venir en premier pour que l’ego soit ensuite dissout – c’est quelque chose de simultané.

Quand je lui ai demandé : « Monsieur, avez-vous fait partie du champ3 autrefois et en êtes-vous sorti, ou bien avez-vous toujours été en dehors du champ ? ». Il m’a répondu : « Je me pose aussi cette question. » Il se demandait également pourquoi ce petit garçon qu’était Krishnamurti, élevé au sein de la Société théosophique, incapable de passer le moindre examen parce qu’au regard des standards habituels il était plutôt borné, pourquoi l’esprit de ce garçon n’avait pas été conditionné comme celui de tout un chacun. Comment se faisait-il qu’il fût resté ouvert à la perception de quelque chose de neuf ? Quand vous choisissez un jeune garçon et que vous l’élevez dans l’intention d’en faire le Dalai Lama, il devient le Dalai Lama. Il aurait donc normalement dû devenir un grand théosophe, se trouver à la tête de la Société théosophique. Comment avait-il découvert quelque chose de tout à fait neuf ? Pourquoi les autres enfants deviennent-ils tous conditionnés et éprouvent-ils des difficultés à s’extraire de ce conditionnement, alors que cet enfant-là n’avait cessé d’apprendre à partir de chaque expérience ?

En 1925, à l’âge de trente ans, à bord d’un navire à destination de l’Inde, il apprit la nouvelle de la mort de son frère et fut submergé de douleur. Mais lorsqu’il arriva en Inde il était totalement en paix. Plus tard, il écrivit à un ami à ce propos : « Tant que le moi occupe la conscience, la mort, la solitude et la douleur existent. Je suis passé par tout cela à la mort de Nitya et j’ai compris ce qui sous-tendait la douleur, j’en ai compris la cause. J’ai déjoué la mort. » Ce qu’il voulait dire, me semble-t-il, c’est qu’il avait vécu la mort de son frère sous la forme d’une douleur personnelle : il aurait pu tomber dans le piège de l’apitoiement sur soi, etc., comme ç’aurait été le cas pour la plupart d’entre nous. Au lieu de cela il pénétra la souffrance personnelle, comprit le sens de la mort et de l’attachement, et s’en libéra. Quelle est la qualité d’une conscience ou d’un esprit qui pénètre l’expérience et qui, au lieu d’en acquérir un complexe, un préjugé ou un nouveau conditionnement, perçoit la vérité et se libère ?

Quelqu’un dit un jour à Krishnaji qu’il avait eu beaucoup de chance d’avoir été élevé au sein de la Société théosophique par des enseignants tels que C. W. Leadbeater et A. Besant, à quoi il répondit : « Oui, ce fut une grande faveur pour moi que d’avoir de tels enseignants. » L’homme dit alors : « Nous autres n’avons pas autant de chance, on nous met dans des institutions ordinaires. Comment pouvons-nous découvrir la vérité ? ». Alors il répondit : « Monsieur, j’ai eu de la chance parce que tout ce qu’ils m’ont dit est entré par une oreille et sorti par l’autre. » Par là, il ne voulait pas être désobligeant. Il voulait seulement dire que ces Maîtres n’avaient pas modelé son esprit par ce qu’ils lui avaient enseigné. Tout son enseignement consiste à dire que l’on doit découvrir la vérité par soi-même et non l’accepter de la part d’un Instructeur, parce qu’alors elle se limite à des mots et ne procède pas d’un « voir ».

La dernière fois qu’il s’est rendu en Inde, en 1985, j’ai déjeuné avec lui à Rajghat et, comme il le faisait souvent, il a posé des questions que personne n’avait jamais posées : « Monsieur, les brahmanes ont-ils disparu de ce pays ? ». J’ai répondu : « Tout dépend de ce que vous entendez par brahmanes, Monsieur. Un quart de la population de ce pays se considère comme brahmane. » Il dit alors : « Non, on n’est pas brahmane de naissance : c’est une idée si puérile. Savez-vous ce qu’est un brahmane ? ». Je lui ai demandé : « Qu’entendez-vous alors par brahmane ? ». Il répondit par une histoire :

« Lorsque Alexandre envahit l’Inde et combattit Porus, il fut vainqueur. En pénétrant dans son royaume, il constata que l’administration était excellente, que tout le pays était ordonné, propre, en bon état de fonctionnement, et que les gens y vivaient heureux. Alors il demanda à Porus quel personnage était responsable de son administration. Et Porus répondit : « C’était le Premier ministre, un brahmane, qui était responsable de toute l’administration ». Alexandre dit : « J’aimerais lui parler. » Porus lui répondit : « Il a donné sa démission parce que nous avons perdu la guerre et il est reparti dans son village. » A quoi Alexandre répliqua : « Appelez-le tout de même. » Et ils envoyèrent donc un messager qui revint le lendemain, porteur de cette réponse : « Dites au roi que je ne suis plus à son service. Un brahmane ne se déplace pour personne, en conséquence je regrette de ne pouvoir venir. » Lorsque ceci lui fut rapporté, Alexandre déclara : « Très bien, je vais me rendre dans son village. »

On conduisit Alexandre au village, où le brahmane était assis sous un arbre en train d’enseigner à deux enfants. Lorsqu’on annonça Alexandre, l’homme le regarda et lui demanda : « Que puis-je faire pour vous ? ». Alexandre lui posa cette question : « Etes-vous l’ancien Premier ministre ? ». L’homme répondit : « Oui ». Alors Alexandre lui dit : « Vous avez gouverné d’une manière remarquable », et l’homme répondit : « Merci ». Alors Alexandre lui demanda : « Voulez-vous venir avec moi ? Je vous emmènerai en Grèce, je vous donnerai un palais, je vous mettrai à la tête de toutes mes armées. Venez avec moi ! ». L’homme réfléchit, regarda Alexandre, et répondit : « Je suis désolé, je veux enseigner à ces enfants. » Alors Krishnaji ajouta : « Voilà ce qu’est un brahmane — quelqu’un que l’on ne peut acheter, quelqu’un qui ne travaille pas pour une récompense. Cet homme fit ce qu’un brahmane devait faire : il fut un aussi bon administrateur qu’il le pouvait. Quand il perdit la guerre, il assuma la responsabilité de la défaite et démissionna, comme il devait le faire en tant que brahmane. Une fois revenu dans son village, il fit ce qu’il souhaitait faire sans se soumettre aux volontés du roi ni rechercher une activité plus avantageuse. C’est là ce qui caractérise un brahmane. » Après cette histoire, Krishnaji me demanda : « Dites-moi maintenant si les brahmanes ont disparu de ce pays. » Je lui répondis : « Je l’ignore, Monsieur, peut-être en existe-t-il encore dans l’Himalaya, mais je n’en ai jamais rencontré. »

Une autre fois il me posa cette question : « Existe-t-il encore quelque chose d’unique dans ce pays ? ». Et je lui répondis : « Peut-être la vie familiale, l’affection entre les gens. Mais je ne saurais dire si c’est unique, parce que cela existe aussi ailleurs, quoique peut-être pas dans les mêmes proportions. » Il hocha la tête et resta silencieux. Il vous laissait souvent avec une question de ce genre. Le lendemain, lorsque je le rencontrai, il me dit : « Dois-je vous dire ce qui est unique dans ce pays ? J’ai voyagé dans le monde entier, et j’ai beaucoup observé. Ce pays est le seul où un pauvre continue à sourire. » Voilà le genre de chose qu’il remarquait, et non les palais, les réalisations techniques ou les infrastructures. Il observait les gens, la manière dont ils vivaient et il avait remarqué qu’en Inde le pauvre sourit encore. En Amérique ou en Europe, les pauvres se sentent misérables, démunis, mais en Inde leur flamme intérieure n’a pas été détruite malgré l’indigence. Puis il ajouta : « Bien que cette qualité se perde dans notre pays, on l’y trouve encore. »

Ces questions et ces commentaires deviennent un source d’enseignement extraordinaire si l’on prend le temps d’y réfléchir, de les porter en soi. Il ne voulait jamais que nous acceptions d’emblée ce qu’il disait mais que nous y réfléchissions en profondeur par nous-mêmes pour voir si c’était fondé ou non. Chacun doit faire le travail par lui-même. Au cours de sa vie, Krishnamurti n’a jamais permis à quiconque de se servir de lui comme d’une béquille : il ne voulait pas de disciple, ne proposait aucune aide, ne réclamait aucun renoncement. Il parlait en public uniquement par affection.

Alors comment décrire une telle conscience ? Une description, quelle qu’elle soit, reste tellement verbale, tellement inadéquate en comparaison de ce qu’on souhaite transmettre. L’important n’est pas qu’il ait donné des conférences admirables ; il existe de meilleurs orateurs. On peut même trouver des gens capables de formuler son enseignement de manière plus systématique. La capacité de donner des conférences est chose sans importance, même si c’est utile. C’est la nature de la conscience qui est importante — c’est la liberté, l’amour et la compassion résidant dans cette conscience qui ont du prix. La présence d’un tel être a été une grande faveur pour nous. Peu importe de le considérer ou non comme un théosophe, ou de spéculer sur le fait qu’il ait quitté ou non la Société théosophique, ces choses sont sans importance. Un tel homme n’appartient à personne, pas plus à la fondation Krishnamurti qu’à la Société théosophique. Il n’appartient pas davantage à l’Inde mais au monde. Evidemment, il était né dans une famille donnée, avait été élevé et éduqué dans une école donnée. Cette école pourrait revendiquer le mérite d’avoir produit un tel personnage, mais est-ce grâce à cette école ou malgré elle qu’il était devenu ce qu’il était ?

Achyut Patwardhan me dit un jour que l’Instructeur mondial avait pris naissance pour répondre à la douleur du monde. Par conséquent il appartient à l’humanité. Madame Besant avait dit à Achyutji : « Quand vous vous trouvez en désaccord avec quelque chose que dit Krishnamurti, ne le rejetez jamais, ne le chassez pas de votre esprit, gardez-le présent en vous au contraire. Il s’agit d’une conscience supérieure, et quand cette conscience dit quelque chose nous devons y réfléchir, ne pas le rejeter ». Et voici ce que répondit Achyutji : « Je n’ai jamais rien rejeté de ce qu’a dit Krishnaji, même si cela me paraissait totalement faux. Je l’ai gardé en moi. »

A notre époque il est très rare de rencontrer un homme tel que lui. Quelqu’un lui demanda un jour : « D’où venez-vous ? ». Il répondit : « Je viens de la vallée des Rishis1. » Et c’est bien là sa place, dans la vallée des Rishis.

1 Le suffixe ji, en Inde, est fréquemment employé pour exprimer l’affection et le respect.

1 Ecole fondée par Krishnamurti dans le Sud de l’Angleterre.

2 Perception immédiate de la vérité

3 Le champ de l’ego, couvrant l’ensemble de ses manifestations

1 Grands sages ayant vécu à l’aube de la civilisation de l’Inde.